Commerce de détail : Quand tout se jouait sur le terrain

Pierre Dessureault • July 1, 2025

Dans les décennies précédant l'an 2000, la règle d'or du succès en commerce de détail était claire : l'emplacement, l'emplacement, et toujours l'emplacement. La prospérité d'un magasin était directement liée à la qualité de sa localisation. Mon expérience avec nos grandes marques québécoises, tel Rona, Desjardins, La Cage ou Mondou, qui ont bâti la présence de leurs marques au Québec en investissant massivement dans les études de marché, était en analysant avec eux les flux piétonniers, les caractéristiques démographiques des quartiers et les principaux axes routiers pour trouver "le bon endroit". Leur succès se mesurait alors à l'affluence d'un centre commercial ou à la densité d'une rue commerçante.


Cependant, cette stratégie, bien que performante, était rigide. Le commerce physique était limité par sa situation géographique. Vendre au-delà de quelques kilomètres de la zone d’achalandage immédiate représentait un grand défi.  Par exemple, les pétrolières étaient prêtes à aller en surenchère pour acquérir les coins de rues les plus passants.  Des emplacements situés sur le chemin du “retour à la maison” étaient les plus convoités car les consommateurs pouvaient y arrêter après le travail pour faire leur magasinage. En bref, les commerçants recherchaient les localisations les plus visibles et surtout les plus accessibles. 



La Localisation : Pilier du Succès du Commerce de détail


L'immobilier commercial était la pierre angulaire du succès. La prospérité dépendait de l'habileté des équipes spécialisées en analyse territoriale et du choix judicieux des emplacements stratégiques. Ces décisions cruciales s'appuyaient sur :


Les études de flux piétonniers :  Réalisées manuellement, ces études déterminaient le mouvement du public et permettaient de déterminer les emplacements localisés aux endroits de grand trafic piétonnier. 


Les données socio-démographiques : Issues des recensements, elles ciblaient la clientèle potentielle (âge, revenu, composition familiale) pour identifier les segments de population convoités par marché.


La proximité stratégique  : L'accès aux artères majeures et aux nœuds de transit garantissait une visibilité et une accessibilité optimales permettant d’identifier des pôles centrales et secondaires pour divers commerces et types d’offres. 


Un emplacement idéal assurait une fréquentation naturelle, faisant de l'investissement immobilier le plus important et déterminant.  Au début des années 2000, face à la forte expansion des caisses populaires au Québec, Desjardins a centralisé des opérations dans plusieurs municipalités au Québec. L'objectif était de regrouper les services des différentes caisses en des lieux centraux, choisis selon des critères stricts de proximité, de visibilité et d'accessibilité pour maximiser la portée auprès de ses membres actuels et futurs.   



Le Magasin : Centre Névralgique de la Relation Client


Dans cette stratégie, le magasin était bien plus qu'un simple lieu de vente; il était le point de contact unique et tangible avec les clients, le pivot central de toutes les interactions. Le magasin occupait alors plusieurs fonctions :


Une vitrine pour la marque  : Les consommateurs découvraient les produits, pouvaient les toucher, les essayer. Le design intérieur, la présentation des articles et l'ambiance sonore définissaient l'identité de la marque.


Un lieu unique pour la transaction  : C'était le moment clé de monétisation. L'accueil du personnel, la qualité du service client et l'efficacité du processus d'achat étaient cruciaux afin que le client puisse procéder à son achat.


Un centre de services : Le magasin offrait un service d’accompagnement complet : retours, échanges, conseils d'experts, démonstrations et gestion des garanties.


L'expérience client était entièrement physique et reposait sur cette interaction directe en magasin. Chez Pier1 Import, où j'ai travaillé quelques années durant ma jeunesse, l'expérience client était entièrement physique et directe en magasin. Chaque mois, le magasin changeait de look, transformait complètement  ses vitrines pour y exposer une nouvelle thématique. D'ailleurs je voyais souvent les mêmes clients et clientes revenir pour découvrir les nouveautés, parler avec les conseillers et conseillères en vente qui devenaient une riche source d'information afin faire découvrir et apprécier les produits.  La clientèle venait voir les démonstrations durant lesquelles ils étaient encouragés d’essayer les produits à la maison, les retours et remboursements de marchandises étant sans tracas.  Cet expérience m’a vite fait comprendre que les consommateurs vivaient pleinement la marque en magasin avant de le vivre à la maison, et j’ai réalisé l’importance de l'expérience client en magasin. 



Les Limites d'un Modèle Rigide en Commerce de Détail


Bien que ce modèle d'affaires ait engendré des succès considérables, il présentait des limites évidentes :


Une portée géographique restreinte : La zone d'influence d'un magasin était limitée à son environnement immédiat, ce qui réduisait le potentiel de croissance.


Des coûts élevés d'expansion : L'ouverture de chaque nouvelle boutique exigeait un investissement massif (acquisition/location, aménagement, approvisionnement, personnel). L'expansion était coûteuse et longue.


Une difficulté à atteindre des niches : Sans présence physique spécifique, cibler des clientèles particulières ou des segments de niche était difficile et économiquement insoutenable sans multiplier les sites ou les modèles de boutiques.


On peut penser aux efforts de la SAQ avec la SAQ Signature, la SAQ Classique ou encore la SAQ Express avec des heures allongées en centres urbains. A Desjardins, avec ses succursales 360d stratégiquement localisées près des établissements universitaires afin d’atteindre une nouvelle génération de membres. Ou encore à RONA, avec les centres Rona Le Rénovateur créant ainsi de petites quincailleries de quartier.


Ce modèle du magasin bien localisé a prospéré tant que les consommateurs se déplaçaient pour leurs achats. Cependant, l'arrivée des années 2000 et l'émergence du numérique allaient transformer le commerce de proximité en commerce numérique, annonçant un changement historique.  Certaines grandes marques de l’ère de la localisation n’ont pas vu venir ces grands changements ou n'ont pas su  comment s'y adapter. Voilà pourquoi certaines générations n'auront pas eu l'occasion de connaitre SEARS, EATON'S, ZELLERS, ou encore, LABAIE qui a également dû fermer ses portes tout récemment.



L'Évolution du Commerce de Détail au Québec


Dans les années 1990 et début 2000, le commerce de détail au Québec reposait sur la localisation. Ma propre agence marketing, fondée dans les années 2000, s'était spécialisée dans cette localisation pour réseaux de succursales, prédisant les performances commerciales des emplacements stratégiques pour les plus grandes marques québécoises. Néanmoins, ce succès était basé sur un modèle qui allait vaciller. L'émergence d'un monde où le commerce ne dépendrait plus d'une adresse physique mais s'inscrirait dans un parcours digital, accessible et fluide, a redéfini l'expérience d'achat. La succursale demeure à ce jour un ingrédient crucial dans la réussite du commerce de détail  par contre elle a dû évoluer considérablement afin de répondre à la nouvelle réalité.


Dans mon prochain article nous explorerons comment la barrière physique s'est estompée, créant un commerce plus agile, interconnecté et complexe, dans lequel le monde physique et digital collaborent.



par Pierre Dessureault 4 septembre 2025
Au début des années 2000, imaginez un consommateur parcourant un centre commercial bondé, les bras chargés de sacs, les yeux fixés sur les vitrines pour comparer les prix. Passez quelques années en avant : ce même consommateur est chez lui, confortablement installé, explorant une immensité d'options commerciales sur un simple écran. La révolution numérique ne s'est pas contentée d'élargir les possibilités ; elle a radicalement transformé le point de départ du parcours client. Autrefois, trouver un emplacement stratégique dans une rue animée était essentiel. Aujourd'hui, l'attention se concentre davantage sur une page d'accueil captivante, un référencement Google optimal ou une communauté active sur Instagram. Cette transformation, tout sauf linéaire, a redéfini les rôles attribués aux magasins physiques et au digital, changeant parfois complètement les priorités établies. Désormais, il est habituel, voire attendu, de découvrir une marque ou un produit en ligne avant de finaliser un achat dans un magasin. Cet article explore cette transition significative et ses premières répercussions. L'ascension d'Internet et les débuts du commerce en ligne À la fin des années 1990 et au début des années 2000, des pionniers comme Amazon, eBay et Dell ont démontré, malgré le scepticisme ambiant, qu'il était tout à fait possible de réaliser des ventes de grande envergure sans disposer de magasins physiques. Bien que leurs premiers pas aient semblé modestes face aux géants du commerce traditionnel, ils ont indéniablement provoqué une transformation profonde du secteur commercial. Avec l'Internet devenu accessible à tous et l'essor des smartphones, un facteur catalyseur puissant est entré en scène. De manière soudaine, l'information, autrefois la chasse gardée des vendeurs en magasin, est passée entre les mains des consommateurs. Par conséquent, le monopole de l'information s'est définitivement éteint, redéfinissant la dynamique du marché. Un consommateur autonome et ultra-informé Grâce à l'essor de Google, aux comparateurs de prix en ligne et à l'abondance des avis clients, le pouvoir a nettement basculé entre les mains des consommateurs. Avant même de franchir le seuil d'un magasin, ils disposent d'une mine d'informations : -Choix du produit :Armé de recherches approfondies, le consommateur sait déjà ce qu'il veut. -Disponibilité en temps réel : Il est informé des lieux, qu'ils soient virtuels ou physiques, où le produit est disponible. -Prix compétitifs : Il connaît minutieusement les différentes offres tarifaires, ce qui lui permet une comparaison rapide. -Avis des autres consommateurs : Les expériences partagées par d'autres acheteurs influencent fortement sa décision d'achat. Ainsi, se dessine le profil d'un consommateur connecté, plus exigeant et mieux informé, souvent impatient, qui recherche une expérience d'achat fluide et sans entrave. L’impact du numérique sur la découverte de nouvelles marques Autrefois, la visibilité d’une marque ou d’un produit dépendait largement de la publicité télévisée, de la distribution de prospectus à domicile et du bouche-à-oreille local. De nos jours, ces méthodes se sont profondément transformées et modernisées grâce au numérique : -Influenceurs et créateurs de contenu : Transformés en leaders d’opinion, ces personnalités médiatiques exercent une forte influence sur les choix d’achat de leurs abonnés. -Réseaux sociaux : Plateformes comme Instagram, TikTok et YouTube offrent des opportunités uniques pour les marques, qui peuvent s’y propager avec une rapidité et une efficacité impressionnantes. -SEO et campagnes publicitaires digitales : Grâce au référencement naturel et aux publicités ciblées sur Google et les réseaux sociaux, les marques peuvent atteindre une visibilité sans précédent. En exploitant des algorithmes puissants et des stratégies de marketing viral ingénieuses, même des marques peu connues peuvent désormais toucher des audiences mondiales, et ce, sans avoir besoin d’une présence physique. Le phénomène ROPO : Recherche en ligne, achat en magasin Bien avant que le terme « omnicanal » ne devienne à la mode dans le marketing, les consommateurs avaient déjà bouleversé leurs habitudes d'achat, lançant ainsi le phénomène ROPO (Research Online - Purchase Offline): - Recherche en ligne : Le parcours d'achat débute souvent par une recherche sur Internet. Les consommateurs y comparent les modèles disponibles, lisent les avis et évaluent les prix. - Achat en magasin :Par la suite, ce processus s'achève par un achat en boutique physique, où les clients peuvent voir le produit, l'essayer, demander des conseils personnalisés, ou simplement l'emporter immédiatement. Cette évolution a incité les commerces traditionnels à soigner leur visibilité en ligne tout autant que l'attrait de leurs magasins, comprenant que le premier contact avec les clients s'effectue aujourd'hui principalement via Internet. Études de cas : Des pionniers du numérique aux leaders du marché Nike Au début des années 2010, Nike a mis le numérique et le commerce en ligne au cœur de sa stratégie, bouleversant ainsi l'industrie. Avec des applications comme Nike Run Club et Nike Training Club, la marque a créé un véritable écosystème autour du sport, renforçant l'engagement communautaire bien au-delà de la vente de chaussures. Ces applications n’étaient pas simplement des outils de suivi, mais elles forgeaient une connexion émotionnelle et un sentiment d’appartenance, transformant les consommateurs en ambassadeurs. En 2020, sous la direction de John Donahoe, ex-PDG d’eBay, Nike a entrepris un changement stratégique majeur pour devenir une marque principalement numérique. L'entreprise a drastiquement réduit ses partenariats avec des distributeurs traditionnels comme Foot Locker, préférant le modèle **Direct-to-Consumer (D2C)** sur ses propres plateformes numériques. L’objectif était de maximiser les profits et de contrôler la relation client en utilisant pleinement les données de ses applications et de son site web. Ce pari comportait des risques : la part de marché de Nike a chuté de façon marquée, surtout au Canada et aux États-Unis. En s'éloignant des grands détaillants, Nike a sous-estimé leur importance dans l'expérience client et l'accès physique aux produits, montrant que le magasin physique n'avait pas dit son dernier mot. Ce revers a poussé Nike à revoir sa stratégie, reconnaissant que le succès réside dans un modèle hybride, alliant numérique et présence physique en magasin. Frank And Oak Fondée à Montréal en 2012, Frank And Oak incarne parfaitement la transformation numérique canadienne. L'entreprise a fait ses débuts exclusivement sur le web, proposant des vêtements pour hommes axés sur le style et la qualité. Sa stratégie, à la fois simple et percutante, misait sur des campagnes de marketing sur les réseaux sociaux, un site web à l'esthétique soignée, et un service d'abonnement mensuel pour la sélection personnalisée de pièces de mode. En évitant les lourds investissements dans des magasins physiques, Frank And Oak s'est concentrée sur le renforcement de sa marque et l'engagement de sa communauté en ligne. Leur réussite numérique a été tellement éclatante qu'elle a mené à l'ouverture de leur première boutique physique à Montréal. Ces espaces ont été transformés en « showrooms » où les clients pouvaient explorer, essayer et apprécier les produits directement. De plus, les magasins sont devenus des lieux de rencontre pour organiser des événements communautaires, consolidant ainsi la fidélité des clients et l'esprit de marque. Ce modèle innovant, où l'interaction débute en ligne avant de s'intensifier physiquement, s'est révélé si efficace que l'entreprise a étendu ses boutiques dans tout le Canada, illustrant de manière éclatante que la stratégie « clic avant la brique » peut être un levier de croissance phénoménal. Fenty Beauty Fondée par la superstar Rihanna, Fenty Beauty illustre parfaitement l'utilisation stratégique de l'influence numérique. Dès son lancement en 2017, la marque a connu une ascension fulgurante sur Instagram, bien avant que ses produits ne soient disponibles en magasin. Son succès réside dans une stratégie de marketing viral axée sur l'inclusivité, qui s'est révélée révolutionnaire à l'époque. En proposant une gamme impressionnante de 40 teintes de fond de teint adaptées à toutes les carnations, Fenty Beauty a comblé un important manque du marché. Les publications de Rihanna sur les réseaux sociaux, mettant en avant la diversité de l'offre, ont engendré un buzz médiatique inédit. Célébrités et influenceurs ont relayé la nouvelle, créant ainsi une viralité qui a généré des millions d'interactions et de précommandes. À l'arrivée de la marque dans les magasins Sephora, les rayons ont été vidés en quelques heures, démontrant l'efficacité de la découverte numérique. La demande s'est constituée en ligne bien avant d'engorger physiquement les devantures des magasins. Fenty Beauty a prouvé qu'une marque peut atteindre une reconnaissance mondiale et un succès commercial considérable en se basant d'abord sur l'impact du web, avant de concrétiser la demande via la distribution physique. Conclusion La transformation numérique a profondément réinventé le paysage commercial mondial. Plus besoin d'un emplacement stratégique sur la rue Sainte-Catherine ou Broadway ; aujourd'hui, votre page d'accueil, profil sur les réseaux sociaux ou positionnement en ligne constitue votre vitrine moderne, aisément accessible à des millions d'utilisateurs. L'activité commerciale est désormais intrinsèquement hybride, le numérique n'étant plus un simple ajout, mais le point de départ incontournable du parcours client. Toutefois, cette métamorphose n'était qu'une première étape. Un événement imprévu, une pandémie mondiale, a accéléré cette dynamique, poussant la planète entière à repenser de manière urgente ses façons d'acheter et de vendre, propulsant ainsi le commerce dans une ère d'innovation et de réinvention sans précédent.